Sacré dilemme que celui qui s'offrait actuellement à Izumi.

D'un côté, elle n'était pas censée trop s'impliquer dans les affaires des gens ordinaires. Il lui aurait par ailleurs été hypocrite d'intervenir alors qu'elle et son gang avaient si souvent été de l'autre côté du canon dans cette exacte situation. Enfin, pas au sens propre bien sûr, elle n'avait jamais tenu d'armes à feu et avait bien du mal à croire que ces types en aient trouvé autant au Japon.

D'un autre, il lui faut admettre que c'est bien l'occasion rêvée de tester ses nouveaux pouvoirs et d'assouvir ce fantasme qu'ont tous les idiots en son genre: tabasser des bandits à mains nues comme un super héros. Le regard bizarre que le gars qui la tient en joue pose sur elle ne lui plaît pas vraiment non plus, mais peut-être ne fait-elle que se chercher des excuses pour ce qu'elle s'apprête à faire.

"Pas pro du tout mon gars. Tiens moi ça deux secondes."

Elle lui jette en cloche la canette qu'elle tenait depuis près d'une minute à la main. Surpris par l'audace de son otage et poussé par les cris de son propre cerveau reptilien, le brigand rattrape d'une main le petit cylindre, mais découvre avec surprise à quel point il est chaud, et même bouillant. Il le lâche au sol, remet en joue la jeune fille, qui affiche une moue ennuyée.

"Merde, j'ai toujours du mal à savoir quand ça va ex..."

Comme si le destin réagissait à son embarras, la pression induite par la chaleur au sein de la canette fait enfin exploser cette dernière dans une détonation sonore. Pris par surprise, le braqueur ne peut ni esquiver l'aluminium brûlant qui vient lui égratigner le visage, ni le poing d'Izumi qui vient s'écraser dessus avant de le propulser à l'autre bout du magasin dans un sinistre fracas.

Consciente qu'elle ne doit pas tarder, la délinquante s'anime d'une vélocité fulgurante et émerge immédiatement du rayon dans lequel elle était pour propulser deux autres sodas surchauffées directement sur deux des trois autres assaillants. Là, elle fléchit sur ses appuis, prête à bondir comme un jaguar sur l'ennemi qui se montrera le plus désorienté par la détonation de la canette qui lui est adressée. Un sourire carnassier s’invite sur son visage alors que les quelques gouttes projetées sur elles il y a quelques instants s’évaporent. Qu'il est bon d'être surhumaine !

Izumi ne s’était pas sentie aussi bien depuis un moment. Tout ça lui rappelait le bon vieux temps, finalement pas si lointain, où elle martyrisait des racailles par douzaine. La saveur n’était bien sûr pas la même sans son équipe, mais c’était toujours un début. Au moins ressentait-elle ce si puissant mélange d’adrénaline et de satisfaction à voir ses adversaires chuter lourdement. En voilà justement un qui se décidait à abandonner son otage pour engager la délinquante. Cette dernière, les jambes toujours fléchies, était plus que prête à se substituer à sa ligne de mire, mais le bandit fut immobilisé par celui qu’il tenait justement en joue quelques instants plus tôt. Et d’une drôle de manière, s’il fallait le préciser.

“Eh, je reconnais ce truc. Tu serais pas…”

Izumi s'interrompt. Que dire ? Un exorciste ? Un maître des fléaux ? Dans le doute, elle s’arrête simplement là, et vient asséner par pur vice un jab dans la tête du pauvre idiot coincé dans la construction végétale, éclaboussant son poing d’un sang qui s’évapore dans l’instant.

“Ça t’apprendras, bouffon.”

Elle saisit une sucette au comptoir et la range dans sa poche, n’adressant guère plus qu’un signe de tête au vendeur. Il est peu probable qu’il ose se plaindre de toutes manières. Elle suit avec candeur son nouvel ami d’un instant à l’extérieur. Il pleut toujours des cordes, mais elle ne s’embête pas à désactiver sa technique, préférant autant éviter d’avoir à se mouiller une nouvelle fois. Chaque goutte qui vient la toucher s’évapore donc immédiatement, créant tout autour d’elle un énigmatique voile.

Izumi jette ensuite un œil en direction de son camarade. Lui n’a pas la chance d’avoir une technique aussi utile dans ces circonstances, et le voilà donc qui longe les murs. Mais est-ce bien seulement par crainte d’être trempé, ou fuit-il encore autre chose ?

“Tu marches bien vite pour un mec capable d’enfermer ses ennemis dans des arbres. Qu’est-ce qui t'inquiète comme ça ?”

Elle le dépasse et se retourne, un air espiègle sur le visage.

“Sérieux, respire mon gars, personne peut rien nous faire. Si le premier con venu pouvait m’égratigner, je serais morte depuis longtemps.”

Elle s’interrompt quelques instants, posant un regard mi-intrigué mi-moqueur sur son interlocuteur, les mains posées sur les hanches et écartant très légèrement les jambes comme si elle le toisait de haut, alors que Kenshin la surpasse bien de cinq à dix bons centimètres.

“Mais j’ai conscience que mon cas ne s’applique pas à chacun. Je suis tellement hors norme après tout ! Peut-être que t’es juste à chier comme les autres.”

Izumi tape dans ses mains avec enthousiasme.

“Ah, enfin un peu de hargne ! J’ai bien cru avoir affaire à un cadavre.”

Comme souvent, la délinquante a bien des peines à comprendre les tenants et les aboutissants de la légère injure qui lui est faite. C’est chaud l’intérieur du corps humain, non ? Bah, qu’importe ! Le taciturne a visé juste, et son interlocutrice n’a pas honte de le clamer haut et fort.

“Je suis nouvelle, ouais. Est-ce qu’on se lasse un jour de ces super pouvoirs ? Ou est-ce que t’es juste blasé par nature ?”

Izumi espérait bien ne jamais se retrouver aussi morose que l’homme à qui elle faisait face, d’autant plus que sa relative indifférence aux trombes d’eau qui s’abattaient tout autour d’eux ne le rendait pas, aux yeux de la brute, bien plus lumineux. Les maîtres des fléaux pouvaient attraper la crève comme tout le monde, non ? A moins que ça ne puisse se soigner avec une inversion ? Quel monde compliqué tout de même !

“Tu veux pas trouver un meilleur abri avant de continuer ?”

Le sort de la jeune fille commence enfin à cesser de faire effet, alors que les gouttes commencent à s’infiltrer dans le tissu qu’elle revêt.

“Je peux toujours sécher mes fringues en un claquement de doigts, mais tu risques d’y passer plus longtemps. T’as même pas embarqué ton bento en plus.”

Elle balaye les environs du regard, remarquant ça et là des petits restaurants, faisant passer ses yeux de l’un à l’autre avec un regard ennuyé. Embarrassée d’admettre qu’elle est perdue, elle fait la moue et expire longuement.

“J’y connais rien à Kyoto, moi. T’as une adresse en tête ?”

Le taciturne interlocuteur d’Izumi ne lui avait pas pourtant donné l’ombre d’une approbation qu’elle se considérait pratiquement déjà à sa table. Et après tout pourquoi n’y penserait-elle pas ? Elle avait, pour ainsi dire, une sacrée dalle, et savait Kenshin dans une situation similaire. S’il lui fallait être honnête, elle avait aussi quelques questions qu’elle comptait bien poser à ce qu’elle imaginait déjà être un vétéran du monde occulte.

Un sourire en coin sur le visage, Izumi tend son bras pour une franche poignée de main, le genre qui surprend toujours les nippons, plus habitués aux discrètes révérences.

“Je m’appelle Izumi d’ailleurs, si ça t’intéresse.”

Elle regretta instantanément la formulation de sa phrase. Il y avait tendre le bâton pour se faire battre, et il y avait tendre le bazooka pour se faire désintégrer. Tant pis, les dés étaient jetés.

Des ramens donc. Après tout pourquoi pas ? Ça faisait un moment qu’Izumi carburait au riz blanc, alors un peu de saveur et de chaleur ne lui ferait sans doute pas de mal. Elle n’était pas certaine de la partie de leur échange qui mentionnait qu’elle aurait à sécher elle même les habits de Kenshin, ni de celle qui sous entendait qu’elle était faible au point de pouvoir se faire annihiler en un instant par certains adversaires, mais la faim l’emportait aisément sur la grogne.

Izumi suit son taciturne interlocuteur jusqu’à l’échoppe qu’il semble bien connaître. Elle avait espéré finir son repas avec un sprint et un porte-monnaie plein, mais la délinquante ne voulait pas embarrasser son camarade dans un lieu avec lequel il était familier. Tant pis, il lui faudrait payer.

Pénétrant dans le petit restaurant, elle s'installe près de son guide, qui s’empresse de donner sa commande. Izumi n'a pas vraiment envie de s’embêter à lire le menu, et a de toute façon trop faim pour prendre ce temps.

“Deux jigoku ramen, chef.”

Autant suivre l’expert, après tout. Ce réflexe laisse cependant à Izumi l’occasion de comprendre qu’il lui faudrait, tôt ou tard, se renseigner un tant soit peu sur sa nouvelle ville. Elle qui avait passé toute sa vie jusqu’alors dans les zones les plus mal famées d’Osaka se retrouvait aujourd’hui bien perdue dans les rues de la noble Kyoto. Certes, elle ne passait toujours pas ses journées dans des palais féodaux, mais il lui fallait tout de même remarquer un tant soit peu le changement d’ambiance radical.

Elle était donc assise sur son tabouret, aux côtés de Kenshin, et il lui fallait bien admettre que toutes ses réflexions ne sauraient couvrir l’assourdissant silence qui naissait entre eux deux. Désireuse d'annihiler tout malaise avant qu’il ne naisse, Izumi s'essaye à un peu de discussion.

“Doooonc… t’aimes pas tes pouvoirs ? Ça a l’air marrant pourtant de pouvoir faire pousser des arbres invisibles. T’as déjà essayé d’en foutre un au milieu d’une route ?”

Non pas qu’il s’agisse du plus malin des canulars, sans quoi Izumi n’aurait probablement pas pu y penser, mais il lui semblait particulièrement drôle.

“Ou alors tu pourrais aller dans un village reculé au fin fond du monde et faire semblant de pouvoir léviter pour former un culte ! Nan j’ai mieux, tu fais léviter un péon et tu vois ce qu’il fait de sa situation !”

Y’a pas à dire, ça semblait vachement plus fun que la thermokinésie. Il semblait pourtant difficile pour Izumi de se plaindre tant son propre pouvoir était versatile et efficace. En fin de compte, il était juste moins marrant, et c’est bien ce qui l’irritait présentement, mais elle savait que ce soucis lui passerait dès le prochain combat.

Aussi oisive était-elle, la délinquante réalisait pourtant bien qu’elle avait là l’occasion d’en apprendre un peu plus sur le curieux monde de l’exorcisme, aussi s'enquiert-elle d’informations plus utiles.

“Ces exorcistes surpuissants dont tu parlais plus tôt… t’en connais ? T’en as déjà affronté ?”

Izumi hausse les épaules lorsque son interlocuteur la questionne sur sa commande. Chaque ville a sa version du jigoku ramen. Peut-être pourrait-on même étendre cette affirmation à chaque échoppe. L’important, c’est que ça pique en bouche, et personne ne dérogeait à cette unique règle. Que son hôte soit réellement un aficionado de bonne nourriture, ou simplement un casse-cou fan de plats épicés, elle en aurait pour son argent.

Si elle avait presque abandonné l’idée de voir le taciturne Kenshin exprimer l’ombre d’un sentiment, elle fut agréablement surprise par son envolée interrogative lorsqu’elle mentionna ses pouvoirs. Pas trop tôt. Au moins n’était-il pas un robot. Et encore, la délinquante avait toujours ses doutes. Qu’importe, c’était un début, et une ouverture qu’Izumi comptait bien exploiter au maximum. Continuant donc sa rafale de suggestion, la jeune fille se vit réceptionnée par plus d’incompréhension encore. La dernière question du maître des fléau la fit cependant bien rire, tant elle avait elle-même l’occasion de se la poser régulièrement, et aussi décida-t-elle de répondre à côté.

“Ce que j’y fais hein ? Eh bien, je frappe ceux qu’on me dit de frapper. Je défends ceux qu’on me dit de défendre. Oh et parfois j’apporte des machins à des endroits qu’on me désigne aussi. La routine, pas vrai ?”

Si elle se doutait qu’il ne s’agissait pas de la réponse que Kenshin attendait, elle avait pourtant été parfaitement honnête. Les hauts-gradés donnaient des ordres, et elle les appliquait. Au-delà de ça, elle ne se préoccupait que peu des ressorts idéologiques qui torturaient ses nouveaux camarades. A ses yeux, l’Ordre Occulte était un outil qui lui permettait de survivre et de devenir plus forte, et c’était tout ce qui comptait. Tant que l’organisation ne la jetait pas dans les griffes des exorcistes, elle resterait loyale.

La réaction suivante du maître des fléaux s’avéra plus intéressante encore. Il mentionna d’abord un certain Gojo Hashi. Ce nom disait vaguement quelque chose à Izumi, mais moins que le second.

“Aaaah… Asakawa, la big boss, c’est ça ?”

Un sourire s’étira sur son visage alors qu’elle relevait la marque de respect, assez inhabituelle jusqu’alors, adressée par Kenshin envers une personne qui n’était même pas dans la pièce.

“Sama en plus ? Intéressant, intéressant…”

Attendant toujours ses ramens, la délinquante plaça ses deux coudes sur la table, joignant ses doigts écartés devant son visage alors qu’elle plissait les yeux, s’efforçant d’adopter au mieux les codes associés traditionnellement aux clichés des psychologues.

“Quelle relation entretenez-vous avec cette dame Asakawa, cher Kenshin ?”

Izumi réalise bien ô combien cette question, posée ainsi, pouvait vite mener à une dangereuse situation, mais la curiosité était trop forte. Avant que Kenshin ne puisse répondre ou exprimer de réaction cependant, on dépose deux bols sur le comptoir devant eux, le tout avec une certaine force qui a de quoi faire sursauter la jeune fille. Comme si elle avait oublié toute leur conversation jusque-là, elle se jette avec voracité sur son plat, projetant même quelques discrètes éclaboussures aux alentours. Si l’échange qu’elle était en train de mener jusqu’alors pouvait certainement avoir une importance capitale, Izumi savait où se trouvaient ses priorités. En l'occurrence, dans le bouillon de ses ramens.

Izumi était si affamée qu'elle avait déjà presque oublié, au bout de quelques gorgées, la conversation en cours, à tel point qu'elle fut surprise du coup de sang de Kenshin. Elle fronça les sourcils, puis se souvint qu'elle était jusqu’alors en train de le titiller.

Sa deuxième réponse s'avéra cependant plus mesurée, et plus informative pour la délinquante. Si les preuves d'admiration qu'il enchaînait auraient pu sembler légères dans la bouche de l'expressive Izumi, la jeune fille se doutait bien qu'elles étaient certainement la marque d'une immense révérence ainsi exprimées par le stoïque Kenshin. Tout du moins était-ce ce qu'elle déduisait de l'énorme décalage perçu entre le maître des fléaux froid comme le marbre avec lequel elle conversait depuis sa rencontre et le jeune homme presque embarrassé qui lui vantait désormais les mérites de sa cheffe.

“Peut-être bien. On verra. C'est moi qui tient les rennes en général, alors autant te dire que j'ai du mal à me retrouver aussi bas dans la chaîne alimentaire.”

Sa phrase à peine terminée, elle se replongea avec voracité dans son bol, ne relevant la tête que pour ajouter quelques mots.

“Même si je dois admettre que créer une opposition crédible aux exorcistes autour d'une personne force le respect !”

Izumi s'apprêtait à retourner à sa dégustation, mais fut surprise par le brasier qu'elle sentait naître dans sa bouche. Sans y réfléchir à deux fois, elle avala une gorgée d'eau, le tout avec une urgence manifeste qu'elle s'empressa de mitiger d'un mensonge éhonté.

“Pas bien épicé ce truc. Passe à Osaka, le jigoku de là-bas arrache des têtes !”

Une quinte de toux vint immédiatement briser l'illusion qu'elle tentait d'établir, ce qui la convainquit de renchérir.

“Merde ! J'ai avalé de travers !”

Elle alterna ainsi entre petites quintes de toux et gorgées d'eau pendant quelques secondes, avant de reposer son verre, prête à attaquer à nouveau son repas.

“Pour répondre sérieusement à ta question… je suis là par hasard. J’ai merdé, les exorcistes sont venus me demander des comptes, et j’ai dû courir jusqu’à rencontrer l’Ordre.”

Izumi leva à nouveau son bol jusqu’à ses lèvres, engloutissant bruyamment ce qu’il en restait encore avant de le rabattre avec force sur la table, l’air satisfait. Marquant une pause, elle le poussa devant elle pour l’écarter et s’étaler sur le comptoire, les bras croisés sous sa tête.

“C’est pas un mauvais deal. En échange de quelques missions, l’Ordre me permet d’éviter de me faire traquer en permanence, et j’apprends même à mieux me défendre. Je suis pas aussi fan que toi de la boss, mais je lui dois au moins de bons résultats sur le terrain.”

Izumi affiche un fier sourire lorsque Kenshin résume la nature de sa relation à l'Ordre.

"Ouais, t'as tout compris !"

Pas folle la guêpe ! Ce Kenshin était à l’évidence un fin analyste, selon la délinquante. L’ironie employée en guise de conclusion lui échappa totalement, aussi était-elle certaine qu’il complimentait l’astuce dont elle avait pensé faire preuve en rejoignant l’Ordre. Elle fut ainsi quelque peu surprise lorsqu’il lui demanda une assurance de loyauté sur le long terme.

“Absolument rien, si ce n’est que les exorcistes veulent ma mort et que les fanatiques du Culte astral m’emmerdent.”

La volonté des premiers était quelque peu compréhensible. Quoi qu’elle en dise, et bien qu’il s’agisse peut-être, d’un point de vue légal, de légitime défense, elle s’était bien rendue coupable d’une tuerie de masse avec l’aide de ses pouvoirs.
Le Culte Astral, en revanche, lui échappait totalement. Elle ne parvenait pas à comprendre comment tant de personnes pouvaient ainsi dédier leur vie à un objectif si ésotérique. Ni d'ailleurs comment des humains, encore moins ceux capables d’utiliser l’énergie occulte, pouvaient tolérer la présence de fléaux à leurs côtés. Izumi ressentait à presque chaque instant au contact de ces derniers une folle envie d’effacer toute trace de leur existence, mais peut-être pouvait-on s’y faire à force de contact. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas pressée d'expérimenter la chose en détail.

“Oh et s’il faut le préciser, j’ai rien à te prouver. Ni à toi, ni à l’Ordre. Mon travail satisfait les grandes pontes, je vais pas me faire chier à mendier le respect du dépressif local.”

Peut-être ne s’agissait-il de la part de Kenshin que d’une formulation maladroite, ou volontairement blessante, mais Izumi tenait à moins à rendre cela clair dès le début. Elle avait une dette envers l’Ordre, pas le premier maître des fléaux venu qui s’en revendiquait, et il s’agissait pour elle de bien le faire comprendre à Kenshin, et ce quand bien même il viendrait de lui faire découvrir une bonne adresse de ramens. Cela jouait dans son appréciation du personnage, mais pas au point de pouvoir laisser passer de telles sautes d’humeur.

“Et puis, y’a rien qui prouve que tu resteras loyal toi non plus. Pour l’instant je t’ai juste vu rougir comme un ado quand t’as mentionné la boss, pas jurer allégeance à l’Ordre et à ses idéaux.”

Izumi laisse échapper un ricanement à la suite de l’avertissement de son interlocuteur. Aussi sérieux puisse-t-il être, la délinquante restait, dans son propre esprit, parfaitement invincible. Et puis, hors de question qu’elle concède une once de terrain à un maître des fléaux avec un sort pareil. Il lui faudrait être présidente du Brésil pour avoir peur d’un mec capable de faire pousser du bois. Nul besoin donc, de se sentir intimidée pour si peu, et qu’importe l’expérience que tente de s’attribuer Kenshin. Marchant dans les pas de Saint-Thomas, Izumi ne croit que ce qu’elle voit, et refuse donc aussi d’apparaître impressionnée devant les accomplissements supposés du maître des fléaux.

“Ah oui… tes nombreuses actions en faveur de l’Ordre… Dommage qu'on manque d'argent, hein ? C'est triste de voir un officier si décoré faire ses courses dans un konbini miteux.”

Leur conversation restait jusqu'ici dans un rythme qui convenait parfaitement à Izumi, mais une ombre s'invite sur son visage à la dernière question de Kenshin. Elle repart aussi vite qu'elle est venue, bien sûr, mais la rupture est assurément ressentie comme une brutale chute de température. Peut-être même est-elle littérale, car la jeune fille désactive alors momentanément sa technique qu’elle laissait passivement tourner pour se réchauffer.

“Quelques-uns, oui.”

Combien étaient-ils déjà ? Quinze ? Peut-être vingt ? Difficile à dire avec certitude. Elle avait vu rouge ce jour-là, et chacun de ses meurtres se mêlait dans son esprit comme sur une toile abstraite et macabre. Une sorte de Guernica, mais réimaginée par un adolescent emo avec plus de sang, et plus de bruit bien sûr. Peut-être plus, aussi, de confusion quant à ce que le spectateur était censé en retirer de concret. Elle n’avait rien appris ce jour-là, sinon tout ce qu’elle s’était toujours refusé à admettre : Izumi était plus un danger qu’une opportunité pour ceux qu’elle fréquentait.

“C’est pour ça que je suis là hein… J’aurais jamais croisé la route de l’Ordre si les exorcistes m’étaient pas tombés sur la gueule.”

Aurait-elle préféré garder sa petite vie d’antan ? Difficile à savoir. Le quotidien d’une maîtresse des fléaux avait ses avantages, mais il lui était difficile de nier à quel point son gang lui manquait. Il n’y avait pourtant pas de retour en arrière qui tienne. Ses camarades étaient morts avant sa cavale, et elle les aurait sûrement rejoint dans la tombe sans ses pouvoirs. Elle n’avait fait que survivre, et n’avait rien à regretter, alors pourquoi diable espérait-elle à moitié se réveiller d’un long cauchemar ? Qu’importe. Elle était désormais coincée dans une situation qui, à défaut d’être la meilleure, était assurément la moins pire. Tant pis si celle-ci nécessitait une posture et un mensonge permanent : elle était prête à crier sur tous les toits sa haine des non-exorcistes si cela permettait à l’Ordre de croire en sa loyauté.

Izumi avait de plus en plus de mal à cerner Kenshin. S’il lui fallait deviner, elle attribuerait sans doute les raisons de sa loyauté à son admiration envers la gourou de l’Ordre. Il avait beau se montrer insistant sur le sujet du meurtre, il n’en semblait de toute manière pas bien friand, ce qui rendait leur dernier échange plus étrange encore. S’attendait-il à ce qu’il lui soit ordonné de massacrer des non-exorcistes à la pelle ? La délinquante espérait son organisation plus subtile que cela, car elle n’avait franchement pas la moindre envie de s'adonner à ce genre de pratique et ne savait pas si elle parviendrait à réellement conserver sa couverture le moment venu.

Si l’expression détachée de Kenshin avait déjà pu lui permettre de comprendre qu’il ne vivait pas pour le meurtre, il sembla par la suite le confirmer à l’oral, même si Izumi ne pouvait être certaine qu’il parlait bien de lui-même.

“Et t’en penses quoi, toi, que des gars de l’Ordre s’éclatent à dézinguer des humains normaux ? Ça a pas l’air de vraiment t’embarasser plus que ça.”

Izumi préférait rester prudente sur ses sensibilités à ce sujet. Elle n’avait ordinairement aucun mal à venir chambouler les codes de la société occulte, mais elle réalisait bien que ceux qui prenaient ce genre de sujet à la légère était des anomalies, même dans cet étrange monde où la violence était quotidienne. La différence éthique entre un exorcisme et un assassinat était toujours relativement floue pour elle, mais c’était une ligne clairement délimitée aux yeux des initiés qu’il convenait de ne pas franchir sous peine d’immédiatement devenir un paria. Ceux qui basculaient en venaient généralement à pleinement embrasser leur situation, ce qui pouvait leur donner un aspect parfaitement dérangé.

La délinquante était pourtant parfaitement familière avec la singularité des parcours humains, et l’on pouvait plus qu’aisément affirmer que le sien n’avait pas été des plus classiques non plus. Aussi impulsive qu’irraisonnable dès le plus jeune âge, la petite Izumi n’était pas restée bien longtemps ni sous l’autorité de ses parents ni sous celle de l’école. Elle avait connu, très tôt, une vie faite d’errance et de squats, agrandissant à virage sa famille choisie au rythme de bagarres et de courses de rue.

“Je traînais. On bougeait d’un quartier à l’autre, on prenait des petits contrats, on cassait quelques gueules et on repartait à moto. C’était le bon temps…”

Chacun se doutait, à l’époque, que ça ne pourrait pas durer pour toujours, mais Izumi était toujours étonnée de la vitesse à laquelle tout s’était effondré. Il leur avait suffi d’humilier la mauvaise personne pour que leur idylle nomade change du tout au tout. Le regard pensif de la délinquante se perdit dans le fond de son bol alors qu’elle se demandait ce que les gars auraient pensé de ce monde secret que leur mort lui avait ouvert.

“Et toi ? Vu comment tu joues l’ancien, j’imagine que t’es là depuis un moment. Peut-être même depuis tout petit ?”

Les rares émotions que Kenshin parvenait à extirper sa poitrine étaient pour l’instant toutes aussi sombres les unes que les autres. Après sa brève colère née de la mention par Izumi de leur cheffe commune, voilà qu’il manifestait désormais un mépris assumé de la façon la plus littérale qui soit à l’encontre d’une probable majorité de ses pairs. S’il se doutait probablement qu’Izumi n’avait ni l’influence, ni l’intérêt nécessaire pour répandre la rumeur d’une trahison, il fallait au moins reconnaître au maître des fléaux toute la valeur de son honorable déclaration de vertue.

“Toujours aussi froid hein ? Ça m'étonne pas vraiment de toi, en fait.”

Une auditrice plus avisée aurait certainement pu souligner le fait que ce recul pourrait faire de Kenshin un être plus monstrueux encore en raison de sa capacité à tuer froidement et dans un but calculateur au lieu de simplement suivre ses plus bas instinct. Pour autant, la jeune fille n’était, et c’est là peu de le dire, pas la plus affûtée des intellectuelles, et la réflexion ne traversa pas un instant son esprit puéril.

Elle opina du chef lorsque son interlocuteur mentionna les bosozoku, visiblement toujours fier de son histoire, et parfaitement en accord avec ses propos. Elle avait toujours su que ces jours de relative innocence ne se prolongeraient pas, mais pensait alors simplement rejoindre un clan de Yakuza comme le faisaient à l’époque les pires parmi les siens. L’exorcisme, surtout clandestin, était un tout autre monde, une expérience de vie sans doute bien plus violente que la majorité de celles disponibles sur cette maudite planète.

Elle resta cependant parfaitement bouche bée lorsque Kenshin lui avoua être, lui aussi, relativement nouveau dans ce milieu. Il semblait pourtant déjà si acclimaté qu’elle avait bien du mal à y croire, mais il ne devait pas avoir de raison de mentir. Izumi était si étonnée qu’elle en oublia même, comme elle l’aurait fait d’ordinaire, de discrètement retirer à la liasse tout ce qu’elle aurait pu compter en trop. A la place, la délinquante lui emboîta simplement le pas, retrouvant son habituel sourire narquois lorsqu’il lui proposa un duel.

“Je me bats encore mieux que ça !”

Elle tapa dans ses mains, réactivant par la même son sort inné et faisant ainsi immédiatement augmenter de peu la température de la pièce d’un ou deux degrés avant de s’aventurer à nouveau à l’extérieur. La pluie, toujours présente, était désormais plus fine et quasiment anodine, si bien que le sort de la délinquante semblait bien moins visible et détonnant qu’alors. Se retournant vers Kenshin avec un sourire carnassier, Izumi écarta les bras comme en défi, quand bien même les deux partis avaient déjà convenu d’un affrontement.

“On va où, Kenshin ? Tu devrais avoir le droit de choisir le sol que tu vas manger.”

Izumi avait fini par comprendre qu’il ne réagirait pas à ses provocations, mais elle avait toujours pris plaisir à en envoyer, peu importe le stoïcisme de ses interlocuteurs. C’était, après tout, surtout une question de culture. Ainsi parlaient les siens, et ainsi parlerait-elle jusqu’à ce qu’elle passe à son tour l’arme à gauche.